Joseph Lipp, un Alsacien dans la première guerre mondiale
Le champ de bataille d’Armentières photographié entre le 9 et le 11 avril 1918 © The Trustees of the Imperial War Museum, Londres
Joseph Lipp porte ici son uniforme ainsi que son ruban de la croix de fer de 2e classe (Eisernes Kreuz II). Cette décoration fut accordée à la majorité des combattants allemands qui participèrent aux combats, soit environ cinq millions ! (9). Il est à noter qu’il a taillé sa moustache au cours de sa permission ...
Ces deux clichés sont datés de février 1918. Joseph y apparaît en compagnie de son épouse Célestine et de ses deux enfants Aimé et Alice.
Carte postale envoyée par Joseph (2e en partant de la gauche) à sa femme Célestine pour la nouvelle année 1915. Les trois autres soldats présents sur la photo ont également marqué un mot sur la carte.
Photographie prise en mai 1915 à Augustowo. Les combattants, dont Joseph Lipp à l’extrème-gauche, portent leur arme de dotation : un fusil Mauser modèle 1898 (Gewehr 98), ainsi que leurs cartouchières en cuir fixées au ceinturon.
17 et 18 juillet 1918, des blindés français en forêt de Villers-Cotteret attaquent les positions de l’I.R. 138 (6)
Gourde à schnaps de Joseph Lipp, donnée aux réservistes comme souvenir de leur service militaire. La maxime suivante y est indiquée " Qui a veillé à la frontière française a participé comme soldat ". Le fait que Joseph ait conservé plusieurs souvenirs de son service militaire indique qu’il n’avait pas gardé un mauvais souvenir du “drill” prussien.
Joseph Lipp effectue son service militaire de 1907 à 1909 dans le régiment d'infanterie N°172 basé à Strasbourg (3.Ober-Elsässisches Infanterie-Regiment Nr. 172 ou I.R.172). L’I.R.172 était affecté à la garnison de la place forte de Neuf-Brisach (la grande caserne située à la porte de cette ville avait été construite pour l’I.R.172). L’un de ces bataillons stationnait par contre à la caserne Illtor - ou quartier Turenne aujourd'hui - à Strasbourg (communication personnelle de Philippe Burtscher).
Six ans plus tard, Joseph Lipp est mobilisé comme tous les autres soldats allemands le 1er août 1914. Il est incorporé dans le régiment d’infanterie N°138 (3.Unter-Elsässisches Infanterie-Regiment Nr. 138 ou I.R.138) majoritairement composé d'Alsaciens et de Rhénans. Joseph, âgé de 27 ans, n'est pas incorporé dans une unité de combat ce qui est réservé dans un premier temps aux plus jeunes hommes (1). Il est Ersatzreservist et rejoint le 7 août le camp militaire de Bitsch (Bitche - Moselle), où il séjournera jusqu'en janvier 1915. Le quotidien de ce camp durant cinq mois consiste en exercices de combat, en marches et patrouilles ainsi qu'en corvées, notamment des travaux de terrassement (1).
A la suite des pertes terribles subies par l'armée allemande durant l'année 1914, les réservistes sont progressivement incorporés dans des unités combattantes (1). Pour Joseph Lipp, cette incorporation semble intervenir au moment du transfert du I.R.138 du front occidental (où il sert durant l'année 1914) vers le front oriental. Ce transfert est effectué en train du 29 janvier au 1er février 1915 de Sedan jusqu'à Konigsberg (actuel Kaliningrad) (2). Au nombre des officiers de l'I.R.138 figure de mai 1915 à octobre 1917 le lieutenant Walter Flex, écrivain et poète qui a publié ses lettres et souvenirs de guerre en fin d'année 1916. Ces écrits nous renseignent d'une façon souvent poignante sur le quotidien du régiment sur le front oriental (3). Le 16 février, dans des conditions climatiques effroyables, l'I.R.138 est engagé dans la bataille d'hiver de Mazurie, et ce jusqu'au 17 mars 1915. Durant cette période de neige et de froid intense, le régiment participe à la victoire face à la Xe armée russe qui perd 200 000 hommes (dont 100 000 prisonniers), ce qui permet de libérer totalement la Prusse orientale envahie en août 1914. Durant le mois et demi de combats, les pertes de l'unité de Joseph sont très lourdes : 198 morts et disparus, 629 blessés (2).
Durant le cinq mois suivants, l'I.R.138 progresse très lentement vers le sud-est, en permanence en situation de combat, notamment près des villes de Kalwaria et d'Augustowo qui est atteinte par les 10e et 12e compagnies le 1er mai 1915. Les pertes totales de l'unité jusqu'au 2 septembre sont élevées : 398 morts et disparus, 750 blessés (2). Voici comment Walter Flex décrit la position de l'I.R.138 lorsqu'il rejoint l’unité en mai 1915 près d'Augustowo : " Quand nous arrivâmes sur le front de l'Est, les grands combats de la bataille de Mazurie avaient, depuis longtemps, cédé la place à la paralysie de la guerre de position. Notre nouvelle compagnie était, depuis des semaines, terrée sur la lisière boisée d'une prairie marécageuse traversée par un ruisseau paresseux … un barrage de barbelés longeait notre ligne de front , et, la nuit durant, circulait dans l'entrelacs des fils le courant électrique, alimenté depuis Augustowo par des câbles puissants " (3).
Dès le 3 septembre, le régiment entame une marche forcée qui l'emmène au nord puis à l'est de Wilna (Vilnius, capitale de la Lituanie) (2). Voici comment W. Flex décrit cette période : " Tous les soirs, brûlaient et dardaient à l'horizon des villages et des granges, torches signalant aux russes en reflux, jusqu'où les colonnes allemandes avaient pénétré. Hagards, des autochtones traînant enfants, balluchons et paquets, croisaient nos chemins, errant comme des ombres rapides autour de logis démolis par le terrain et des jardins piétinés …. Indifférents, nos yeux percevaient tous ces vagues fantômes, images qui se répétaient tous les jours comme le lever et le coucher du soleil, voire toutes les heures. Abrutis et ivres de sommeil, nous percevions le brouhaha d'ordres et d'appels sonores, le " Germanski, Germanski " des blessés russes gisant dans les bois et les champs … Dormir, pouvoir dormir ! " (3). L'I.R.138 ne participe pas à la prise de la ville qui tombe aux mains de l'armée allemande le 18 septembre. Néanmoins, les pertes jusqu'au 30 septembre sont très lourdes avec 163 morts et disparus ainsi que 397 blessés (2). W. Flex donne un aperçu de ces combats : " Nous nous enfoncions de plus en plus profondément dans le territoire russe. Nous délogeâmes, de forêts fortifiées, les gardes de Moscou et de Saint-Petersbourg, franchîmes la Wilna sur des ponceaux, dans l'enfer de Porakity en flammes et dont les projectiles russes arrosaient les ruines, nous attendîmes, sans défense, dans la fournaise pendant des heures entières. Nous installâmes nos retranchements devant Ostrow, écoutant les hurlements des hordes russes lancées à l'assaut dans Uljany en flammes, et repoussées " (3). L'unité continue alors son avancée vers l'Est mais est rapidement arrêtée dans la région de Postawy (actuel nord-ouest de la Biélorussie). Le front se transforme alors en guerre de position et les unités ne se déplacent pratiquement plus jusqu'en juillet 1917 ! Les pertes sont importantes d'octobre à décembre 1915 (45 morts et disparus, 135 blessés). Elles deviennent par la suite faibles (60 morts et disparus, 167 blessés du 1er janvier au 30 septembre 1916) puis pratiquement nulles (8 morts et disparus, 34 blessés du 1er octobre 1916 au 30 juin 1917) (2).
Cette tranquillité relative pour l'I.R.138 se termine le 13 juillet 1917. Les troupes russes de Kerenski et Broussilov engagent dans la région ukrainienne de la Galicie leur dernière offensive alors que le pays est en train de sombrer dans la révolution. Cette offensive bouscule les troupes austro-hongroises qui tiennent le sud du front oriental. Des unités allemandes sont envoyées en urgence pour assister leurs alliés. L'I.R.138 est ainsi transféré dans la région de Krowinka où elle subit des attaques violentes jusqu'au 28 août 1917. Les pertes sont de 63 morts et disparus, 138 blessés en un mois et demi (2).
Le régiment dont fait partie Joseph Lipp est ensuite renvoyé en Lettonie où il participe au sein de la VIIIe armée à la bataille et à la prise de Riga du 29 août au 19 septembre 1917. Les russes évacuent la ville et les pertes de l'I.R.138 sont très faibles (4 morts et 13 blessés). La VIIIe armée est commandée par le général Oskar von Hutier, l'un des meilleurs généraux allemands de la première guerre mondiale (1). Von Hutier commande également l'assaut des îles Oesel et Moon du 20 septembre au 3 novembre. Les pertes de l'I.R.138 sont là aussi très faibles : 5 morts au nombre desquels l'écrivain Walter Flex, et 27 blessés (2).
Suite à cet ultime engagement, les combats cessent sur l'ensemble du front oriental. L'I.R.138 est renvoyé sur une position calme du 3 novembre au 20 décembre 1917 dans le Nord-Ouest de l'Ukraine (2). Nous savons que Joseph Lipp fut blessé au pied durant son engagement sur le front oriental (5), nous ne savons ni à quelle occasion, ni dans quelles conditions. Cette blessure ne lui laissa aucune séquelle.
A la fin de l'année 1917 l'état-major allemand, cherchant à obtenir une percée décisive à l'Ouest et subissant des pertes dramatiques d'effectifs, choisit d'affecter les 100 000 nouvelles recrues allemandes âgées de 18 ans sur le front oriental et de ramener en échange les 85 000 Alsaciens-Lorrains expérimentés et jugés plus fiables sur le front français (1). Du 21 au 27 décembre 1917, l'I.R.138 est ainsi transporté en train à travers l'Allemagne et les territoires occupés jusqu'à Roubaix (Nord) (2). Les positions occupées par l'unité à partir de janvier 1918 sont situées à proximité des villes de Pérenchies et d'Armentières à l'ouest de Lille en face de la 1ère armée britannique (2). Les pertes restent relativement faibles jusqu'au 9 avril : il semble notamment que durant la première moitié du mois de février le régiment ait été laissé au repos, ce qui a été mis à profit par Joseph Lipp pour rentrer voir sa famille à Wettolsheim. Joseph n'avait vu ni sa femme ni ses enfants depuis plus de trois ans. Alice et Aimé furent terrorisés en voyant leur père après une aussi longue absence (7).
De retour à Armentières, un véritable enfer s'abat sur cette partie du front le 9 avril 1918. Il s'agit d'une offensive allemande de grande ampleur qui prendra le nom de bataille de la Lys. L'I.R.138 est placé en 1ère ligne : les divisions allemandes très supérieures en nombre attaquent des unités portugaises qui se battirent courageusement mais finirent par se débander. La situation devenue critique est rétablie par des unités britanniques et australiennes venues en renfort (2). Voici comment est décrite une attaque allemande sur le secteur : " ce sont les mitrailleurs (britanniques) qui, encore, ont raison de la puissance numérique des assaillants : en rangs serrés, sûrs d'eux, les grenadiers (allemands) avancent. Ils ne sont plus qu'à 60 mètres du but. Ils vont l'atteindre. Les mitrailleurs déclenchent leurs tirs. Le premier rang est fauché et le second fortement entamé. Mais il y en a un 3e et un 4e qui, piétinant les cadavres, continuent leur marche en avant. Les mitrailleurs vont être débordés ; les baïonnettes luisent au-dessus de leurs têtes. A portée de leurs mains des " pétards " sont là tout prêts. Ils les allument, leurs mitrailleuses éclatent, leur chair est déchiquetée, la troisième vague allemande décimée… " (4). Du 9 au 17 avril, on dénombre 205 morts et disparus ainsi que 626 blessés au sein de l'I.R.138 (2). Il est intéressant de rappeler ici que le seul témoignage que Joseph nous ait laissé du conflit est son affirmation selon laquelle de tous les adversaires, les Anglais étaient les plus détestés par lui-même et son unité, bien plus que les Russes, les Américains ou les Français, et qu’ils avaient des pratiques de combat qui semblaient indignes aux unités allemandes, sans que nous en connaissions le détail. Du 30 avril au 25 juin 1918, l'unité est engagée dans la bataille de Lens face aux troupes britanniques. Les pertes sont relativement faibles : 25 morts et disparus, 86 blessés (2).
A la fin du mois de juin le régiment est transféré dans le département de l'Aisne près de Villers-Cotterêts. L'I.R.138 participe à l'avancée des troupes allemandes durant la seconde bataille de la Marne. Il est ensuite en première ligne à partir du 18 juillet face à la contre-offensive alliée menée dans cette zone par les 1ère et 2e divisions américaines et la 1ère division marocaine (zouaves, tirailleurs et légionnaires). Du 28 juin au 8 juillet, les pertes sont de 41 morts et disparus, et 70 blessés. Du 18 au 22 juin, les pertes deviennent énormes : 754 morts et disparus ainsi que 98 blessés (chiffres sans doute sous-estimés) (2).
Le régiment est relevé du front le 22 juillet et effectue un déplacement à pied jusqu'à l'Est de Reims. Les pertes du 27 août au 20 octobre sont encore importantes (289 morts et disparus, 165 blessés) près des villages de Tahure, Le Mesnil, Vouziers, Beaurepaire et Olizy face à la IVe armée française (2). Par la suite, l'I.R.138 ne subit plus aucune perte et effectue une marche de retraite continue en Belgique, au Luxembourg puis en Allemagne. Les hommes qui ont participé à l'ensemble de la guerre ont parcouru en tout 3 763 km à pied ! (2) Au cours de l'ensemble du conflit, les pertes du régiment s'élèvent à 2 862 morts et 5 448 blessés (2) … pour un effectif total, renouvelé au fur et à mesure des pertes, qui peut être estimé à 2900 hommes en début de conflit et qui a baissé jusqu'à 2100 hommes en 1918 ! (1) Nous conclurons cette chronique par les mots qu'employait Walter Flex au sujet des hommes de l'I.R.138 à la fin de l'année 1915 : " Nous sommes tous devenus bien différents parce que nous avons vécu des moments que nul mot humain ne peut exprimer … Nos hommes endurant des privations, des souffrances et des peines indescriptibles, mais seul a de la valeur et du poids ce qu'ils font et supportent volontairement, en faisant fièrement et en toute conscience le don de leurs propres personnes… ". (3)
Position de l’armée allemande durant l’hiver 1915 en Mazurie (6)
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Bibliographie générale : 1 : J.C.Laparra (2006) La machine à vaincre : l'armée allemande 1914-1918, p.299 2 : W.Lasch (1921) Erinnerungsblätter deutscher Regimenter, Herausgegeben unter Mitwirtung des Reichsarchivs, 3.Unterelsässisches Infanterie-Regiment Nr. 138, Oldenburg 3 : W.Flex (1916) Le pélerin entre deux mondes (Der Wanderer zwischen beiden Welten), Paris 4 : L.D.Bézégher (1976) Histoire de Merville 5 : P. Dollinger, F. L'Huillier (1991). Histoire de l'Alsace, Edition Privat 6 : W.Lasch (1937) Geschichte des 3.Unterelsässisches Infanterie-Regiment Nr. 138 1887-1919, Saarbrucken A.Clark (1971) The eastern front 1914-18 : suicide of the Empires N.Stone (1976) The eastern front 1914-1917 Sources familiales : 7 : Véronique Morel, d’après Alice Keichinger, fille de Joseph Lipp 8 : François Morel, d’après Alice Keichinger Site internet : 9 : Wikipedia “EIsernes Kreuz”
Photo de Joseph Lipp (barbu) prise sur le front oriental, peut-être en 1916
Pertes russes lors de la bataille de Postawy face à l’I.R.138 en 1916 (6)
Embarquement des troupes de l’I.R.138 en préparation de l’assaut des îles Oesel et Moon (6)
Joseph Lipp (3e en partant de la droite) en compagnie de son unité, sans doute en 1917, sur le front oriental
Attaque de chars Renault FT 17 près de Soisson en face des positions allemandes tenues notamment par l’I.R.138. Il s’agit de la première offensive de l’histoire militaire avec utilisation massive de plusieurs centaines de chars. © The Trustees of the Imperial War Museum, Londres
Carte générale des déplacements de l’I.R.138 au cours du premier conflit mondial
Carte générale des déplacements de l’I.R.138 au cours du premier conflit mondial
Joseph Lipp photographié au cours de son service militaire
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Carte générale des déplacements de l’I.R.138 au cours du premier conflit mondial
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Biographie générale de Joseph Lipp
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Joseph Lipp et l’entreprise Alsatia
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